Introduction
Jacques Ellul est un « penseur inclassable » dans la mesure où les sources qui l’ont influencé constituent un ensemble extrêmement hétérogène : il a puisé sa réflexion aussi bien dans la Bible que chez Karl Marx. Lui même reconnaît que ces références se contredisent en tout point. Mais précisément parce qu’il les jugent toutes deux pertinentes (chacune sur son registre) et que par ailleurs il entend « penser globalement » le monde, il ne veut pas plus en exclure une au détriment d’une autre qu’à les concilier artificiellement en un système unifié.
Cette pétition de principe (« ne rien mélanger ni ne rien exclure ») désigne très précisément ce que l’on entend dans ce chapitre sous le terme de dialectique. Or, reconnaissons-le, cette façon de penser est atypique : la plupart des individus ont en effet une vision « tranchée » du monde. L’histoire de l’Occident est elle-même entièrement caractérisée par ce « ou bien… ou bien… ». Par exemple : ou bien la science, ou bien la foi. Et si d’aventure on ose se réclamer des deux, on se voit aussitôt taxé d’inconséquent.
C’est précisément ce qui est arrivé à Ellul. Il lui a été en effet constamment reproché de mélanger les registres. On s’est en particulier complu à croire qu’il plaçait ses analyses sociologiques sous le sceau de sa foi. Tant bien que mal, il s’en est à chaque fois défendu en invoquant sa responsabilité, au sens premier du terme : la foi « répond » à la raison, la raison « répond » à la foi, le volet sociologique et le volet théologique de son œuvre se « répondent » mutuellement, sans jamais s’altérer ni s’aliéner l’un à l’autre, un peu comme deux personnes peuvent former un couple sans jamais perdre de leur identité ni de leur liberté.
Ellul considère ce « ou bien, ou bien » comme symptomatique des temps modernes: il divise littéralement l’homme, l’expose à un conflit sans issue avec lui-même et avec autrui, il signe l’« ère du soupçon ».
Ellul considère en revanche que seule l’activation simultanée (mais différenciée) de la raison et de la foi, la prise en compte de l’extériorité et de l’intériorité (qu’il nomme non pas « objectivité » et « subjectivité » mais « réalité » et « vérité ») constitue à la fois le fondement de toute humanité et le gage de son évolution positive (de son « salut », pour parler en termes chrétiens). Ce faisant, il porte un regard véritablement global sur le monde. Contre « l’homme divisé », il ne cesse de militer pour « l’homme entier ».
Convenons-en : son approche est complexe. Nous présenterons donc dans un premier temps la dialectique telle qu’Ellul la conçoit lui-même, en reprenant ses propos. Nous indiquerons ensuite de quelle manière la lecture de la Bible en constitue pour lui la meilleure application. Nous montrerons enfin comment trois hommes (S. Kierkegaard, K. Marx et K. Barth) l’ont conduit à considérer que l’exercice de la dialectique constitue l’une des façons les plus pertinentes de penser les grands problèmes du monde contemporain et surtout d’y trouver remèdes.
LA DIALECTIQUE : PLUS QU’UNE FORME DE PENSÉE, UN ART DE VIVRE
Repères : Traditionnellement, la dialectique est considérée comme une méthode de raisonnement, de question-nement et d’interprétation, élaborée par les philosophes de l’Antiquité grecque (Parménide, Zénon, Socrate…). Le terme a pris plusieurs sens au fil du temps. Nous en retiendrons essentiellement deux :
- 1°) art du dialogue (à ne pas confondre avec la rhétorique, qui se réfère à la forme du discours) ;
- 2°) forme de raisonnement qui procède par la mise en parallèle d'une thèse et de son antithèse et dont on tente de dépasser la contradiction qui en résulte par la formulation d'une synthèse.
La méthode dialectique trouve son expression dans le « plan dialectique » dont la structure est la suivante : je suppose (hypothèse), j’expose (thèse), j'oppose (antithèse), je compose (synthèse).
En 1987, Ellul indique lui-même comment il comprend le terme dialectique.
« Il y a deux aspects de la dialectique : une dialectique des idées mais aussi une dialectique des faits, de la réalité (…). Déjà, chez Platon (…), le dialecticien est celui qui voit la totalité. La dialectique n’est pas seulement une façon de raisonner par question et par réponse mais un mode de saisir le réel qui embrasse à la fois le positif et le négatif (…), un système de pensée vigoureux (qui) (…) prend en compte le oui et le non sans exclure l’un des deux ni choisir entre eux puisque tout choix exclut une partie de la réalité. (…) En d’autres termes, les facteurs contradictoires ne s’opposent pas l’un l’autre de façon statique ou inerte. Ils sont en interaction. La simple formule thèse, anti-thèse, synthèse implique déjà cette transformation des deux premiers facteurs en un troisième qui n’est ni la suppression de l’un des deux, ni leur confusion, ni leur addition (…). A ce point, l’idée de temps ou d’histoire s’introduit dans la dialectique (…). Les facteurs contradictoires ne peuvent sub-sister sans s’éliminer l’un l’autre pour autant qu’ils sont corrélatifs dans un mouvement temporel qui conduit à une nouvelle situation (…) . Ainsi, il n’y a pas d’état fixe de l’objet que je puisse lui imposer. Le flux du temps est introduit dans la connaissance elle-même. 1 (Ce que je crois, pp 45-47).
Dès lors, pour Ellul, la dialectique ne prend véritablement corps que dès lors qu’elle s’inscrit dans l’histoire d’un sujet, d’une personne. Par là même, elle le responsabilise et le libère : « La dialectique (…) implique la certitude de la responsabilité humaine et par là, une liberté de choix et de décision » 2 (ibid. p. 50).
Mais si penser dialectiquement le monde conduit à la clairvoyance et à la plénitude, tout commence par l’ascèse et l’épreuve de l’autocritique. « Lorsque le christianisme… ou plutôt lorsque Jésus-Christ s’est imposé à moi, j’ai aussitôt lu les écrits de Celse et ceux du baron d’Holbach. Autrement dit, j’ai cherché ce qui était le plus durement contraire en me disant : est-ce que ça va tenir ou bien vais-je me laisser convaincre par les contradicteurs du christianisme (…) ? Et ma foi, ça a tenu malgré toutes les objections. C’est chez moi une démarche permanente. Quand je rencontre quelqu’un avec qui je suis spontanément d’accord, je commence par chercher les points de désaccord » 3 (A temps et à contretemps, entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, pages 7-8).
Ellul commence donc à pratiquer l’exercice de la dialectique suite une sorte de nécessité. Ayant été marqué par la pensée de Marx à 17 ans puis ayant vécu l’expérience de la révélation dès l’année suivante, il se sent en quelque sorte obligé toute sa vie de les vivre l’une et l’autre sans jamais les mêler l’une à l’autre, ce qui aurait signifié les trahir.
« Découvrant Marx et son explication du monde, j’ai préféré (le) suivre plutôt que le christianisme. En fait, le christianisme ne m’apparaissait pas une explication du monde. (…) C’était une affaire purement personnelle. Mais c’est au niveau de cette affaire personnelle que Marx m’apparaissait défaillant. Il pouvait m’expliquer ma situation mais pas ma condition humaine, ma condition d’homme mortel (…). Et puis, vers 22 ans, (j’ai découvert le) chapitre 8 de l’Épître aux Romains. (…) C’est le chapitre où la nature souffre et soupire dans les douleurs de l’enfantement. Il m’a donné une réponse au plan individuel et une réponse collective. J’ai vu une autre perspective que celle de Marx, perspective au-delà de l’histoire, définitive. Ce sont bien là mes deux sources. (…) Dans la mesure où je prenais très au sérieux la pensée de Marx, où Marx insistait sur l’inutilité de poser la question de Dieu et où il récusait toute autre dimension que la dimension économique et politique, je ne voyais pas de conciliation possible. (…) Je suis donc resté incapable d’éliminer Marx, incapable d’éliminer la révélation biblique, incapable de fusionner les deux. (…) J’ai donc commencé à être écartelé entre les deux et je le suis resté toute ma vie. Le développement de ma pensée s’explique à partir de cette contradiction » 4 (ibid, pages 17-18).
Au départ, Ellul a plutôt mal vécu cet écartellement. « Le plus inconfortable était d’être en présence de deux penseurs aussi exclusifs et totalitaires (que Calvin et Marx). (…) Dans ces conditions, ou bien je me figeais à l’endroit de ce déchirement et je devenais littéralement schizophrène, ou bien je dépassais la contradiction en marchant (…) sur mes deux jambes, réussissant à chaque fois à répondre à telle situation historique ou politique. (…) Le développement de ma pensée ne pouvait être que dialectique » 5 (ibid, pages 20-21).
La dialectique ne relevant donc pas uniquement d’une opération intellectuelle, elle engage l’être dans la totalité de son expérience vécue. « Dans mon cas, il n’était pas impossible d’être rigoureux intellectuellement avec Marx pour tout ce qui concerne l’interprétation du monde. Par ailleurs, j’étais convaincu (…) que la Révélation apporte une vérité existentielle fondamentale. Il s’agissait de faire en sorte que ces deux vérités puissent être vécues ensemble. Je dis bien vécues, et non pas conciliées intellectuellement dans un système » 6 (ibid, p 21).
Insistons sur ce point: ces « deux vérités peuvent être totalement « contradictoires » au plan intellectuel et cependant être vécues l’une et l’autre. Si Ellul se montre tout autant à l’écoute de la Bible que de Marx, c’est simplement du fait qu’il ne les situe pas sur le même registre. Et c’est pour avoir mêlé les registres que, selon lui, les contempteurs de Marx (les marxistes) ont dégagé de sa pensée une vision du monde étroite et sans issue : le matérialisme. Et c’est exactement pour la même raison que, toujours selon lui, bon nombre de Chrétiens ont réduit leur foi à une morale, à un ensemble de bons sentiments et d’idéaux, à du spiritualisme.
Ellul ne se livre pas seulement à la critique de ces deux monismes (le matérialisme et le spiri-tualisme) mais aussi à toutes les formes de syncrétisme visant à les fusionner dans des systèmes de pensée. Il n’a de cesse, notamment, de dénoncer la confusion intellectuelle s’opérant au XXème siècle consistant à vouloir concilier socialisme et christianisme. Que ce soit sur le terrain de la politique (par exemple chez les « démocrates chrétiens ») ou sur celui de la spiritualité (par exemple chez les « théologiens de la Libération »).
Il précise que les deux pans de son œuvre, le volet sociologique (dénonçant la technique aliénante) et le volet théologique (célébrant le dieu qui libère) se répondent dialectiquement dans l’expérience de la vie sans jamais constituer un système intellectuellement unifié. 7
Et si pour lui, la Bible tient lieu de fondement de la dialectique (bien plus que la philosophie grecque, par exemple), c’est précisément parce qu’elle engage non seulement l’intellect mais l’ensemble du vécu. Ellul reconnaît toutefois volontiers que l’exercice dialectique est possible sans la moindre référence à la Bible: « Je crois que, volontairement ou non, l’homme est amené à penser et s’exprimer dialectiquement » 8 (ibid, p. 43). Plus un physicien en sait sur la structure de l’univers, par exemple, et plus il vit son savoir comme une hypothèse et, ce faisant, il gagne en humilité et, ce faisant, se modifie lui-même.
En fait, c’est la référence au temps qui confère véritablement à la dialectique sa dimension éthique. Le fait par exemple de croire « une fois pour toutes » en l’existence historique du Christ et en sa résurrection ne relève non seulement en rien de la dialectique mais s’apparente à cette pensée figée qui fait le lit des idéologies et des religions.9
Il n’est pour Ellul de dialectique qu’à deux conditions.
La première, c’est qu’elle soit mise à l’épreuve du quotidien : de l’oubli comme de la routine. La dialectique est à l’idéologie ce que la foi est à la croyance et ce que l’eau vive est à l’eau stagnante. La seule foi qui vaille, c’est celle qui se paye chaque jour « au prix du doute ». La dialectique est donc tout le contraire d’une pétition de principe : c’est une tension permanente.
La deuxième condition pour que la dialectique soit pleinement efficiente, c’est qu’on en fasse état. Si Dieu est prié de nous accorder sa présence ici et maintenant (notre pain quotidien), ce n’est pas pour que chacun la capitalise dans son coin mais au contraire pour qu’il en témoigne aussitôt à autrui (son prochain). Ce que nous recevons de Dieu n’a de sens et de valeur que si nous ne le gardons pas pour nous-mêmes mais que si, au contraire, nous le partageons immédiatement.
Ces deux conditions, la vivacité (l’activité permanente dans notre conscience) et l’incarnation (le partage avec nos semblables) relèvent d’une même tension entre ce qui est reçu de Dieu et offert au prochain : « être animé » (anima = âme) s’éprouve tout à la fois en soi et autour de soi.
L’opposition de principe entre l’esprit et le corps, qui s’est développée en occident depuis la philosophie grecque, est perçu par Ellul comme un présupposé conceptuel visant à faire l’économie d’une tension vivifiante. Du reste, il a toujours considéré Platon et Aristote comme infiniment moins porteurs de dialectique que les textes bibliques qui, eux, engagent le vécu quand les Grecs tendent à développer un idéal, un modèle d’homme prédéterminé auquel on se sent tenu de se référer.
Le Système technicien correspond en définitive à un drame : l’homme se situe exclusivement en situation de quête, voire de conquête, sacrifiant de son horizon tout ce qui n’est pas de lui et pour lui, rayant de sa vie tout ce qui transcende sa condition. Témoin de cette aliénation de l’homme à sa propre croyance, Ellul n’en perd pas moins lucidité, foi et espérance : « Je décris un monde sans issue, avec la conviction que Dieu accompagne l’homme dans toute son histoire ».
Devenue tension entre désespoir et espérance, la dialectique se pose ici en termes éthiques.
« Éthique » ? Voici un terme aujourd’hui on ne peut plus galvaudé 10 : « il faut mettre de l’éthique dans la politique, il faut mettre de l’éthique dans le marché… ». Ellul avait l’habitude de dire que plus on parle d’une valeur moins elle a cours. Comment le libéralisme économique, véritable pensée unique pourrait-il concéder une place significative à la moindre éthique, lui qui a pour fondement le principe de concurrence et ne connaît d’autre valeur que la valeur marchande. Mais que les altermondialistes ne se bercent pas d ‘illusions : la moindre idéologie, la moindre « alternative » en termes politiques est par elle-même réfractaire à toute espèce d’éthique 11 car il n’est d’éthique qu’au sein d’une personne et que par la tension qu’elle opère sur elle-même au quotidien.
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NOTES :
1 Ce que je crois, pp 45-47.
2 ibid. p. 50.
3 A temps et à contretemps, entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, pp 7-8.
4 ibid, pp. 17-18.
5 ibid, pp 20-21.
6 ibid, p 21.
7 « J’ai essayé en 1942-1943 d’établir un plan de travail sur deux colonnes de ce que pourrait être une oeuvre de connaissance de la société actuelle, avec, en parallèle, le contrepoint théologique ». (A temps et à contretemps pp. 68 et 154). En 1947, Ellul remet au Conseil œcuménique des Églises un long rapport concernant la nécessité de concilier approche théologique et approche sociologique. (ibid. p. 156).
8 Ibid, p. 43.
9 Ce n’est pas pour rien que, tout au long de sa vie, Ellul a regretté que la révélation du Christ ait été subvertie en religion (le christianisme) autour d’un État (le Vatican), autrement dit en une idéologie comme une autre. La subversion du christianisme, 1984
10 La littérature sur ce sujet est abondante. Citons seulement Où vont les valeurs ?, un ouvrage volumineux compilant les réflexions d’une cinquantaine d’intellectuels à l’occasion d’un colloque (Entretiens du XXIe siècle organisés par la Division de la prospective, de la philosophie et des sciences humaines de l’UNESCO). La question-titre, à la tonalité quelque peu désespérée, ne trouve d’autres réponses que des postures distancées, symptôme d’une humanité s’estimant capable de forger du sens exclusivement par elle-même et pour elle-même. La notion de « prochain » n’y est jamais évoquée. Preuve que l’universalisme des Lumières a bel et bien réduit l’humain à une abstraction : « l’Homme ». Quant à la vision d’Ellul sur ce sujet, voir notre article sur la personne.
11 Certains sociologues, tels Frédéric Lordon, démontrent que l’équation « recherche du profit / éthique » est proprement insoluble (Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière, le salut par l’éthique ?, 2003). Ellul suggère qu’elle relève carrément du non-sens. « Je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu'il faut rénover sans cesse, c'est que l'organisation industrielle, comme la post-industrielle, comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement. » (Le bluff technologique, 1988, p. 571)
>>> Ce qu’Ellul en dit :
Sur la dialectique, Bulletin du Centre Protestant … , Genève, vol. 37, n°8, pp. 1-27, 1985
Ce que je crois, 1987 pp. 43 à 65
>>> lire aussi :
Jacques Ellul et la dialectique de J.L. Blanc, La Revue Réformée, 1990, vol. 41, no 165, pp. 35-45.
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