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Jacques Ellul 

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La propagande

 

par Patrick Troude-Chastenet (2006)



Les quelques lignes qui vont suivre ont pour unique ambition de résumer à gros traits l’analyse ellulienne de la propagande. Elles d’adressent donc en priorité au public étudiant mais aussi à cet être mystérieux que l’on appelait naguère l’ « honnête homme ».


Jacques Ellul n’était pas seulement un universitaire enfermé dans sa discipline académique mais un penseur engagé dans tous les combats intellectuels et politiques de son temps. Avec son ami Bernard Charbonneau, il a animé une composante gasconne (à la fois Girondine, régionaliste, européenne, antiproductiviste et libertaire) au sein du mouvement personnaliste et ouvert la voie à l’écologie politique. La traduction de son maître livre La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) lui a valu une grande notoriété sur les campus américains du milieu des années soixante aux années quatre-vingt. L’ampleur de son oeuvre reste encore à découvrir en France.


Historien du droit à l’origine, Jacques Ellul considère le facteur technique comme la clé de notre modernité, l’élément central et explicatif des sociétés modernes.


La technique n’est pas neutre


Pour définir notre société, Ellul préfère le concept de société technicienne à ceux de société post-industrielle, société moderne, société de consommation, société du spectacle ou société de communication. Il préfère également parler de « technique » là où la plupart de ses contemporains – influencés par l’anglais technology – usent du mot « technologie » qui signifie pourtant au sens strict : discours sur la technique. Il analyse la technique non comme un simple intermédiaire entre l’homme et son milieu naturel mais comme « objet en soi » et « réalité indépendante ».


Cette priorité accordée à la technique signifie que selon Ellul la caractéristique de l’homme moderne et de la société technicienne est de « rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Ellul défend en outre la thèse de l’autonomie de la technique, c’est à dire d’un organisme partiellement clos, tourné vers l’autodétermination, n’ayant d’autre but que sa propre expansion. La technique ne progresse pas en fonction d’un quelconque idéal moral mais au contraire, c’est elle qui s’érige en puissance légitimante. La technique devient sa propre fin. Elle se suffit à elle-même. C’est « bien », simplement parce qu’on peut le faire ! Tout ce qui est –techniquement- réalisable est –moralement- souhaitable (cf. le clonage).


La technique est ambivalente car elle libère autant qu’elle aliène. Elle crée des problèmes aussitôt qu’elle en résout et elle s’accroît d’elle-même par les solutions (techniques) qu’elle apporte. Tout progrès technique se paie, ce qui signifie que ses effets positifs s’accompagnent toujours d’effets secondaires ou contre-intuitifs (cf. l’automobile, le nucléaire, les OGM).


Ellul conteste la thèse de la neutralité de la technique, thèse selon laquelle tout dépendrait de l’utilisation bonne ou mauvaise de l’instrument technique. « Ce que nous prenons pour la neutralité de la technique n’est que notre neutralité vis-à-vis d’elle» comme l’écrivait Bernard Charbonneau. L’homme moderne croit se servir de la technique et c’est lui qui la sert.


Parmi ce que Ellul appelle les « techniques de l’homme » : sciences humaines, psychologie, relations publiques etc., la propagande a très tôt retenu son attention puisqu’il y voit « le résultat de la combinaison des principales tendances de la société technicienne»[1].


La propagande comme produit de la société technicienne


Très en vogue durant la période 1940-1960 – 4000 titres d’articles et de livres recensés - (les expériences mussoliniennes, hitlériennes et staliniennes avaient traumatisé les esprits), - les études sur la propagande ne mobilisent plus les chercheurs. Selon Ellul, l’usage de la propagande s’est pourtant récemment développé et généralisé même si aujourd’hui l’on préfère employer le mot plus clean et plus soft de communication. Il nous faut donc toujours garder en mémoire pour ce qui va suivre, que la plupart de ce qui est dit par Ellul dans les années cinquante sur la propagande s’applique à ce que l’on nomme désormais communication !


Ellul présente sa définition de la propagande comme une simple hypothèse de travail : « l’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus psychologiquement unifiées par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation ». L’essentiel d’après lui serait d’obtenir une orthopraxie (praxis action) et non seulement une orthodoxie (doxa opinion). Le travail de persuasion s’effectue au moyen d’une certaine unification psychologique. L’individu ne peut être atteint par la propagande qu’au sein de la masse. Elle l’intègre à une certaine vie collective et lui fait partager un langage commun.


Ellul commence par distingues les caractères et les catégories de la propagande.

Les différents types de propagande


« Caractères externes » : la propagande s’adresse à la fois aux individus et à la masse (radio et télévision). Elle suppose la conjonction de tous les moyens (histoire, littérature, cinéma), elle doit être permanente et orchestrée. « Caractères internes » : la propagande est de plus en plus scientifique, elle ne crée rien ex-nihilo mais renforce des tendances préexistantes. Nécessairement conformiste elle repose sur des présuppositions sociologiques et des mythes sociaux, c’est à dire des images motrices à caractère émotionnel. « Véracité » : depuis 1945 il est admis que « la vérité paie ». A partir de faits exacts, on donne des interprétations spécieuses. Ou encore on associe des faits qui n’ont aucun lien entre eux : ce que les spécialistes appellent le «barbouillage ».


Ellul opère trois séries de distinctions au sein des différentes catégories de propagande :


1. Propagande politique et propagande sociologique


La propagande politique (celle des gouvernements, partis et groupes de pression) se distingue de la propagande sociologique qui, moins visible, se rapproche de la socialisation. Socialisation que l’on peut définir comme le processus d’inculcation des normes et valeurs dominantes par lequel une société intègre ses membres. Ellul oppose le caractère direct, délibéré et coercitif de la propagande politique (que l’on trouve en priorité dans les régimes totalitaires) au caractère « plus vaste », « plus incertain », idéologique, « diffus », inconscient et spontané, de la propagande sociologique.


Cette propagande sociologique, que l’on répugne à désigner sous ce terme dans nos démocraties pluralistes, agit « en douceur », par « imprégnation ». Elle s’exprime par la publicité[2], le cinéma commercial, les relations publiques, la technique en général, l’éducation scolaire, les services sociaux…. En partie non intentionnelle, cette propagande repose sur ces activités multiples qui agissent de façon concordante comme un ensemble pour inculquer un certain mode de vie.


Parfois la propagande de type sociologique rejoint celle de type politique, dans la mesure où elle est organisée : aux Etats-Unis de 1936 à 1955, des groupes « d’agitateurs » se chargeaient de démontrer la supériorité de l’american way of life.


2. Propagande d’agitation et propagande d’intégration


La propagande d’agitation est la plus visible et la plus massive. Indispensable en temps de guerre, elle joue sur l’autojustification et la haine de l’ennemi. En tant que propagande subversive, elle peut aussi déclencher la crise révolutionnaire.


A contrario la propagande d’intégration – caractéristique des démocraties occidentales du XXème siècle - est une propagande de conformisation. L’individu doit se fondre dans le parti, la société ou la nation ; l’unanimité étant la condition de l’efficacité. Cette propagande d’intégration est d’autant plus efficace que « le milieu à qui elle s’adresse est plus aisé, plus cultivé, plus informé ». Plus on a de chaînes, plus on est sensible à leur manipulation ! Contrairement à l’opinion dominante, Ellul affirme que ce sont les individus les plus informés qui sont aussi les plus susceptibles d’être manipulés. Les intellectuels sont donc les premiers visés. Le besoin de certitude les conduisant d’un totalitarisme à l’autre en fonction des changements d’orthodoxie.


3. Propagande verticale et propagande horizontale


La propagande verticale est liée à la personne d’un chef, elle est donc fragile. Que serait devenue la propagande nazie si la télévision avait existé ? Hitler aurait-il été jugé télégénique ? La propagande horizontale, plus scientifique, s’effectue au sein de groupes sans leaders apparents. Elle s’apparente à « l’agit-prop » de Lénine, au « noyautage » des syndicats par un clandestin du PC hier ou par un militant trotskyste aujourd’hui. Le rôle du « mouchard » (révolution chinoise) ou du « fantôme » (relations humaines aux USA) consistant à modifier (dans l’ombre) l’opinion du groupe.


Ellul note par ailleurs que la propagande émotive ou passionnelle tend à disparaître au profit d’une propagande informative et rationnelle. « Le consommateur jugera par lui-même » semble être devenu le discours du propagandiste actuel. En dépit d’une somme de faits exacts l’homme vivant dans une société technicienne n’en est pas moins plongé dans un univers mythique. La propagande répond aux besoins fondamentaux de l’homme moderne.


Le propagandé est complice du propagandiste


L’existence de la propagande est soumise à trois conditions sociologiques :


1. Elle a besoin pour s’exprimer d’une société à la fois individualiste et massive. Pour atteindre son but la propagande s’adresse en même temps à l’individu et à la masse. Société individualiste et société de masse ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Dans une société individualiste, l’homme est la mesure de toutes choses. Du moins on lui répète sans cesse qu’il est responsable de tous les mouvements de son milieu. Corrélativement cette société individualiste se constitue en société de masse. Débarrassé des anciens cadres sociaux, l’individu en cherchant la liberté et l’égalité trouve l’anonymat et la solitude.


La propagande s’adresse précisément à cet homme « massifié et solitaire » dont parlait David Riesman dans The Lonely Crowd (1952). Elle renforce son sentiment d’appartenance à la collectivité et en même temps son besoin d’auto-affirmation. L’individu est plus crédule dans la foule.


2. La propagande existe en fonction d’une opinion publique. Mais, on le sait, cette opinion n’existe qu’à travers les problèmes qu’on lui (im) pose. « S’il y a opinion publique, c’est qu’il y a une propagande qui entraîne la cristallisation de cette opinion »[3].


3. La propagande suppose l’existence de moyens de communication de masse et la polarisation sur des centres d’intérêt identique. En achetant son journal, en écoutant la radio, en regardant la télévision, l’homme moderne s’expose à la propagande. On peut parler de « complicité » du propagandé dans la mesure où l’attrait pour les média est plus fort que la crainte de la propagande. Il est naïf de croire à l’idéologie libérale voulant que le consommateur de média échappe à la propagande en « choisissant » un média conforme à ses opinions. La propagande transforme des impressions diffuses, en opinions cristallisées. Elle transforme des sentiments vagues en motifs d’action. La propagande est moins destinée à faire changer les opinions qu’à les renforcer et à les transformer en action.


Ellul énumère ensuite quatre conditions objectives concernant l’homme :


1. Nécessité d’un certain niveau de vie : l’homme réduit à la misère échappe à la propagande. La propagande d’intégration moderne épargne les individus trop marginalisés.


2. Nécessité d’une culture moyenne : l’homme totalement inculte n’est pas récupérable par les régimes totalitaires. Des études réalisées en Allemagne entre 1933 et 1938 ont montré que dans les campagnes reculées dépourvues de postes de TSF, la propagande nazie n’avait eu aucun effet en raison de l’analphabétisme. Dans les démocraties modernes, on a présenté l’apprentissage de la lecture comme un moyen de liberté alors que l’important n’est pas de savoir lire, mais de savoir ce que l’on lit, c’est à dire d’exercer son esprit critique, de raisonner lucidement sur ce que l’on est en train de lire…. En réalité selon Ellul, la lecture est l’une des conditions de l’existence de la propagande alors que paradoxalement l’ignorance peut protéger….


3. L’instruction permet à l’information de se répandre. Non seulement il faut sortir de l’opposition simpliste entre information et propagande mais l’information est une condition essentielle de la propagande. L’information donne à la propagande sa matière première, elle est créatrice des « problèmes » que va exploiter ensuite la propagande et auxquels elle prétendra apporter des solutions.


4. La propagande nécessite la présence d’idéologies : une même idéologie pouvant donner lieu à diverses propagandes. On entend par idéologie une représentation du monde plus ou moins cohérente fondée sur une combinaison de propositions descriptives et prescriptives.


La propagande est une nécessité pour les gouvernants et pour les gouvernés


Elle est nécessaire aux gouvernants. Désormais la politique n’est plus seulement l’affaire des Princes comme sous l’Ancien Régime. La propagande répond donc à une volonté de participation politique. Mais l’opinion publique étant versatile par nature, les gouvernants ne peuvent la suivre. Or en démocratie, les gouvernants sont tenus d’informer les gouvernés. L’idéal consiste donc à prendre les décisions avec l’appui des masses à priori.


Elle est nécessaire aux gouvernés. L’homme dans la société technicienne a besoin d’être propagandé. Le contenu importe peu. Le propagandé est complice du propagandiste. Il veut avoir une opinion sur tous les évènements. Il lui faut un schéma explicatif simple pour comprendre et participer. L’information étant de plus en plus abondante, la propagande vient ordonner cette « toile pointilliste ».


D’autre part, les médias transmettent une vision catastrophiste et complexe du monde, la propagande rassure en simplifiant. Par ailleurs, la propagande aide à satisfaire certaines attentes psychologiques de l’homme moderne : désignation d’un bouc émissaire, fusion dans une communauté, activité compensatoire, valorisation individuelle, autojustification, élimination de l’angoisse existentielle….


Ellul étudie enfin le phénomène de la propagande sous quatre aspects : la mesure de ses effets, l’inefficacité de la propagande, son efficacité et ses limites.


1. Comment mesurer le changement ? Quel est l’état zéro de l’opinion ? A partir de quels critères peut-on discerner la présence de la propagande ? Qui a été touché et pendant combien de temps ? Les méthodes scientifiques initiées dès les années vingt aux Etats-Unis par des chercheurs comme Harold Lasswell[4] sont généralement inadaptées ou partiales.


2. De nombreuses études ont tendu à démontrer l’inefficacité de la propagande. Les stéréotypes transmis par le milieu culturel et les attitudes préexistantes seraient imperméables à la propagande ? Or, on ne lutte plus contre les stéréotypes, on les utilise. Quant à la thèse de la fixité des attitudes, Ellul cite deux exemples historiques de virages brutaux parfaitement acceptés par les publics concernés : le pacte germano-soviétique qui a été approuvé par la plupart des militants communistes et l’assassinat en juin 1934 sur ordre d’Adolf Hitler, d’Ernst Röhm, chef des SA, lors de la sanglante Nuit des longs couteaux.


3. Tous les leaders politiques sont persuadés de la nécessité et de l’efficacité de la propagande. Selon eux, une propagande n’est pas forcément efficace en soi mais renoncer à ce moyen équivaut à offrir la victoire à l’adversaire. Ellul rappelle l’analogie avec la publicité pour les chefs d’entreprise : « Ceux qui ne croient pas à la publicité aujourd’hui sont les mêmes qui ne croyaient pas hier au chemin de fer ». On justifie ainsi une technique par une autre ! La place accordée aux spin doctors (Cf. les cas emblématique de Tony Blair) aux conseillers en communication et autres spécialistes en marketing politique n’a fait que croître au fil des décennies : de François Mitterrand à Silvio Berlusconi en passant par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy.


4. La propagande n’agit que dans le cadre des attitudes préexistantes. Elle doit utiliser les présuppositions sociologiques du milieu, concorder avec les faits, et durer. Hors du cadre national son efficacité est limitée. D’autre part, indépendamment du talent du propagandiste, il reste chez l’individu une part incompressible d’imprévisibilité.

Information, propagande et démocratie


Le pessimisme de Jacques Ellul en matière de propagande se résume en deux propositions : il n’existe pas de démocratie sans information pas plus qu’il n’existe d’information sans propagande. La démocratie doit faire de la propagande pour survivre mais la propagande est, par essence, la négation de la démocratie[5].


Ellul commence par s’attaquer à deux lieux communs : 1) l’information est la clef de la démocratie 2) l’information -domaine du Bien et de la Vérité- se distingue aisément de la propagande : lieu du Mal et du Mensonge.


Or en matière de propagande, on l’a dit, « la vérité paie », et une relation de complicité unit le propagandiste au propagandé. La victime tend le cou à la hache du bourreau, la servitude est volontaire comme le dirait Etienne de La Boétie. D’autre part, l’information et la propagande partagent des moyens matériels identiques : journaux, radio, cinéma, télévision.


La comparaison ne s’arrête pas là. Pour faire « passer » l’information, on doit renoncer à toute présentation froide et nue. Du côté du récepteur, il faut pour s’informer, du temps, des connaissances, un esprit de synthèse et de la mémoire. L’homme que l’on prétend informer doit avoir toutes ces qualités. Loin de favoriser la démocratie, l’information peut donc engendrer une nouvelle source de clivages et d’exclusions. Ce que l’on nomme aujourd’hui « fracture sociale » ou « fracture numérique » englobe également cette dimension.


Quant au gouvernement, toujours soucieux de légitimer son action, qui pourra fixer la limite entre l’information objective des gouvernés et le plaidoyer pro domo ? L’Etat ne peut se passer d’intervention psychologique et la simple information est déjà une (dé) formation de l’opinion publique. En outre, pour qu’une information honnête atteigne sa cible, elle doit régner seule, ce qui suppose l’élimination des propagandes pouvant la parasiter. Or comment lutter contre la propagande sinon par la censure ou la création d’une contre-propagande ? Dans les deux cas, on sort des limites de la démocratie.


Par ailleurs, l’information est la condition d’existence même de la propagande. Elle agit lorsque l’opinion est déjà émue par l’événement. Mais l’opinion publique n’existe pas (Ellul l’écrit dès 1952, longtemps avant Bourdieu), elle est produite par l’information et sert de support à la propagande. L’information, en fournissant les faits, crée le problème, exploité à son tour par le propagandiste. «II apparaît même que l’opinion est d’autant plus sensible à la propagande qu’elle est plus informée (je dis plus et non pas mieux) »[6] .


L’intellectuel n’est donc pas épargné : « plus ample est la connaissance des faits politiques (…) plus vulnérable le jugement. » La propagande envenime le problème mais fait miroiter l’espérance d’une solution. Non seulement l’information est une condition de la propagande mais c’est elle qui la rend nécessaire. Pris dans le kaléidoscope des « nouvelles », l’homme moderne est étourdi par le flot incessant de catastrophes qui le dépassent.


« Ecrasé par l’information, il est redressé par la propagande. Il avait acquis le sentiment de son impuissance radicale dans un monde trop compliqué et trop vaste, et voici qu’il apprend son importance : la propagande lui dit que son adhésion est essentielle, que l’on compte sur son intervention, que son action est décisive, et que sans lui rien ne peut être résolu »[7].


L’information crée la prise de conscience, la propagande empêche le désespoir. A l’absurdité et la folie du monde se substitue la perspective d’un avenir radieux.


Si l’on ne peut pas dissocier information et propagande, peut-on concilier propagande et démocratie ?


Au préalable, Ellul précise que l’Etat totalitaire n’est pas à l’origine de la fusion entre techniques mécaniques (radio, cinéma, télévision) et techniques humaines (sciences de l’homme). Dès 1910 en Europe, la publicité commerciale s’est appuyée sur la psychologie pour provoquer des réflexes conditionnés chez les consommateurs.


La propagande s’avère inévitable en démocratie dans la mesure où ce régime suppose la concurrence entre partis et la formation de l’opinion publique. Inévitable également car l’Etat démocratique doit riposter à la propagande des pays totalitaires. Et il n’y a pas de « vérité en soi » finissant par s’imposer à l’Histoire. Aujourd’hui, « la vérité est impuissante sans la propagande ». Alors, est-il possible de pratiquer une propagande démocratique ? Croire que le problème se situe au niveau du contenu, c’est oublier la caractéristique essentielle de la société technicienne : le primat des moyens sur les fins. Sans le citer, Ellul réfute la thèse classique de Lasswell qui considère la propagande comme un simple instrument technique pas plus moral ou immoral que « la manivelle de la pompe à eau ».


En outre, la démocratie ne constitue pas en soi un bon « objet» de propagande. Pour être efficace l’usage du mythe est nécessaire. La propagande doit créer une « image motrice à caractère émotionnel » provoquant l’adhésion sans réflexion. C’est donc dans la mesure où le modèle démocratique est ravalé au rang de mythe qu’il s’avère exportable. Ce faisant, le régime démocratique joue avec l’irrationnel et manipule les « forces obscures ». Il ne prépare pas au comportement démocratique mais change seulement l’orientation du conditionnement. La propagande transforme l’opinion en croyance, le relatif en absolu, le multiple en unique.


Faire de la démocratie un mythe, c’est en présenter son contraire. L’objet de la propagande tend à s’assimiler à sa forme, le moyen dicte sa loi car l’instrument n’est pas neutre. On peut même dire que la propagande est totalitaire par essence. D’ailleurs une démocratie authentique ne se réduit pas à une idéologie et des institutions : elle suppose un certain comportement que la propagande ne peut créer ex-nihilo.


Enfin, Ellul réfute l’argumentation libérale classique selon laquelle en démocratie plusieurs propagandes contradictoires finissent par s’annuler au profit de la liberté de choix de l’individu. C’est confondre information (discussion rationnelle et débat d’idées) et propagande (manipulation du subconscient des foules). La propagande entraîne des phénomènes d’accoutumance et d’inhibition. Bien loin de s’annuler parce qu’elles se contredisent, les propagandes ont des effets cumulatifs. Dire que leur nombre constitue une garantie d’innocuité est aussi absurde de dire qu’un mal chasse l’autre. Un boxeur groggy par un coup de poing reçu par la gauche ne sera pas revigoré par une nouvelle frappe venant de la droite mais encore plus sonné.


Y compris dans le cadre de partis démocratiques s’exprimant dans un Etat de droit, la propagande s’apparente à un viol pour reprendre la formule titre du livre de Tchakhotine[8]. Et si l’on poursuit la métaphore, il s’agit d’un viol effectué dix fois de suite par dix partis différents !


Pour se prémunir contre ce danger, il existe deux attitudes symétriques : l’inertie ou l’engagement. Dans le premier cas nous dit Ellul, cette exclusion volontaire du champ politique équivaut à une démission ou à de l’inhibition, et non pas au choix authentique d’un esprit libre. Dans le second cas, l’individu troque sa liberté personnelle contre une prétendue vérité collective. La propagande de son parti le protége de celle des autres. Il s’agit donc là de deux réactions antidémocratiques par excellence.


En résumé, « la propagande ruine non pas les idées démocratiques mais le comportement, le substratum de la démocratie, l’étoffe sans laquelle elle n’existe pas. »


Ellul versus McLuhan ?


Elihu Katz a écrit un jour que les théories prophétiques de la communication étaient « protégées par leur invérifiabilité ». La formule s’applique sans doute d’avantage à la pensée du canadien Marshall McLuhan (1911-1980) qu’à l’œuvre de Jacques Ellul. D’une certaine façon la problématique de ces deux auteurs est symétrique et ils arrivent par des voies différentes à des conclusions similaires. Tous deux privilégient la dimension technique des processus de communication en concentrant l’attention sur les émetteurs et non sur le contenu des messages. Ils réfutent la vision classique des humanistes quant à la neutralité de la technique. Ils ne reprennent pas la rengaine habituelle : « Ce ne sont pas les média qui sont dangereux en soi mais l’usage qu’on en fait ». Tous deux contestent le modèle de « la piqûre hypodermique » comme représentation de l’action des média mais ils divergent radicalement dans leur vision de l’avenir : pessimiste chez Ellul, optimiste chez McLuhan. Selon ce dernier en effet, les média de l’âge électronique ouvrent la voie à une « conscience cosmique universelle » (l’inconscient collectif de Bergson) fondée sur la sympathie et la compréhension mutuelle. Alors que le langage divise et sépare (Babel) l’ordinateur traduit instantanément tous les codes, toutes les langues et donc rapproche l’humanité entière dans une sorte de Pentecôte technologique (descente du Saint-esprit sur les Apôtres) permettant l’unité et la compréhension universelles.


Jean-Louis Seurin a fait remarquer que le principal mérite de McLuhan avait été de populariser en France l’idée d’Ellul selon laquelle c’est le mode de transmission même de la culture qui modifie cette culture et lui donne une signification nouvelle, indépendante du message que le média se propose de véhiculer[9]. A ceux qui prétendent que la télévision pourrait être la meilleure ou la pire des choses, selon ce qu’on y met, c’est oublier ce qu’elle est : « le médium, c’est le message ». L’instrument n’est pas neutre !


A la suite d’Ellul en effet, McLuhan a lui aussi questionné le postulat de la neutralité de la technique. Sa prophétie optimiste d’une société intégrée sur une base communielle – le village planétaire - n’en a pas moins été démentie par les faits. Les divisions et les inégalités entre les hommes, entre les nations, entre les Etats, ont survécu à la diffusion des nouveaux moyens de communication de masse. En fait d’intégration communielle au sein du grand « village tribal », l’on a assisté à son contraire : l’hégémonie culturelle américaine et la mondialisation capitaliste.


Si les formules de McLuhan pêchent par excès d’optimisme les thèses « puritaines » d’Ellul sont empreintes d’un pessimisme wébérien. On accuse Ellul d’exagération. Il surestimerait l’impact de la propagande et sous-estimerait la rationalité de l’opinion publique. Mais comment en mesurer les effets, déterminer un niveau zéro, trouver un groupe totalement à l’abri, alors que la thèse d’Ellul décrit précisément la propagande comme un processus universel, continu et souvent non intentionnel ?


On lui a reproché son refus de différencier la propagande des régimes totalitaires de celle des pays démocratiques. Si on peut admettre à la rigueur que la discrimination ne s’effectue pas au niveau du contenu, on ne peut pas conclure à l’identité des moyens utilisés. Ellul négligerait les adjuvants particuliers de la propagande totalitaire liés à son essence même : climat policier, persécutions politiques, parti unique, censure, etc. Jean-Marie Domenach (1922-1997) affirme par exemple que la radio (« le transistor ») peut servir à consolider la dictature mais qu’elle peut tout aussi bien défendre la démocratie[10]. Radio Paris versus Radio Londres !


En réduisant la propagande à un simple produit de la société technicienne, Ellul se condamne à la noyer dans l’ensemble des moyens de communication de masse. La méthode du Français et du Canadien prête également le flanc à la critique. Ellul procède plus par accumulation d’exemples que par démonstration logique. De son côté, McLuhan peu soucieux de vérifications empiriques procède par formules fulgurantes et par analogies.


Le courant « scientifique » des théories critiques rejoint à la fois le pessimisme d’Ellul et l’utopisme de McLuhan. Courant prophétique et courant scientifique se démarquent tous deux du conformisme des recherches empiriques. Tous deux reprochent aux études empiriques leur incapacité à s’élever au niveau des questions fondamentales relatives au sens des phénomènes décrits. Les empiristes prétendent mesurer la culture, alors que pour les théoriciens critiques comme Adorno, la culture est précisément « cette condition qui exclut une mentalité capable de la mesurer »[11].


En revanche, prophétiques et « scientifiques » divergent quant à l’importance et à la signification du facteur technique. Selon le courant scientifique, les moyens de communication de masse ne sont pas, en soi, des instruments d’aliénation mais le deviennent au sein de structures socioéconomiques oppressives.

 

 

Article paru en 2006 dans les Cahiers Jacques-Ellul n°4 ("La Propagande") sous le titre "commmunication et société technicienne"

 


[1] Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Armand Colin, 1962, nouvelle édition, Economica, 1990, p. 181.

[2] « Un moyen de vous rendre mécontent de ce que vous avez pour vous faire désirer ce que vous n’avez pas » selon la belle formule de Serge Latouche.

[3] Ibid. p.119.

[4] Curieusement dans sa bibliographie Jacques Ellul ne mentionne pas l’un des livres les plus connus de Harold Lasswell publié en 1927 : Propaganda Technique in World War.

[5] Jacques Ellul, « Propagande et Démocratie », Revue française de science politique, vol.II, n°3, juillet septembre 1952.

[6] Jacques Ellul, « Information et Propagande », Diogène, n°18, Avril 1957.

[7] Ibid. p.89.

[8] Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, 1952.

[9] Jean-Louis Seurin, « L’incidence de la technique des mass media. Deux problématiques symétriques et opposées.» in Etienne Dravasa, Claude Emeri, Jean-Louis Seurin, Religion, société et politique, Mélanges en hommage à Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, pp.809-829.

[10] Jean-Marie Domenach, La propagande politique, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1950, 8ème édit. 1979.

[11] Théodore Adorno, « Scientific experiences of a European scholar in America », in Armand et Michèle Mattelart, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte/Repères, 2000, p. 42.


Ouvrages et articles majeurs de Jacques Ellul

Publicité… nécessaire et avilissante, 1951, Réforme ; réédition : 2004
Propagande et vérité chrétienne, 1952, Rencontre (bulletin du Centre Protestant d’Etudes), Lausanne
Propagande et institutions, 1952, Annales de la Faculté de Droit de l’Université de Bordeaux
Propagande et démocratie, 1952, Revue Française de Science Politique
Responsabilités de la propagande, 1953, Les Cahiers de la Pierre-Qui-Vire
La publicité: sa signification et ses dangers, 1955, Coopération : Idées, Faits, Techniques
La crise de l’opinion et la propagande, 1958, Foi et Vie
Opinion publique et démocraties, 1958, Le Monde
Évangélisation et propagande, 1959, La Revue de l’Évangélisation
Sociologie des relations publiques, 1964
La propagande et la démocratie, 1964, Res Publica: Revue de l’Institut Belge de Science
Propagande et personnalisation du pouvoir, 1964
Information et vie privée, 1967, Foi et Vie
Le règne de l’information: au prix de l’authenticité, 1969, Réforme; réédition : 2004
L’information dans la société technicienne, 1969
Sur une théologie de l’information, 1970
L’information aliénante, 1970, Économie et humanisme
L’introuvable droit de l’information, 1970, Les Cahiers du Luxembourg, Eglise réformée du Luxembourg
Aliénation par la technique : les dieux masqués, 1972, Réforme; réédition : 2004
Mao: la fin d’un maître en propagande, 1976, Réforme
La propagande, 1978, L’information

Propagandes, 1962 (réédité en 1990)
Histoire de la propagande, 1967, P.U.F.
La parole humiliée, 1981


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Cahiers Jacques Ellul n°4 : La propagande (2006)

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