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Jacques Ellul 

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L'argent

par Stéphane Lavignotte (2009) *

Jacques Ellul peut-il nous apporter quelque chose pour réfléchir à notre rapport actuel à l'argent, peut-il nous aider à réfléchir la crise économique dans laquelle nous sommes ? Au premier abord, on peut en douter. Le théologien bordelais est connu mondialement pour ses travaux sur la critique de la technique et du système technicien. Or, il est étonnant de voir que cette dimension - pour lui clé de lecture du développement du monde - est absente de son livre « L'homme et l'argent » pourtant publié en 1953, l'année précédent de « la technique ou l'enjeu du siècle », son premier livre majeur sur le sujet. On trouve là une constante dans le travail de Jacques Ellul : il a toujours voulu maintenir une stricte séparation entre son travail théologique et son travail « sociologique », le premier ouvrage ressortant de la première catégorie, le second de la deuxième. « La technique ou l'enjeu du siècle » reprend en revanche quelques éléments de sa réflexion sur l'argent. Mais la partie consacrée à l'économie dans ce dernier ouvrage reste très marquée par son temps. Résistant ayant encore en tête le totalitarisme nazi, dans une Europe menacée par le totalitarisme soviétique, il est dans une époque où la planification, le développement des statistiques, le volontarisme économique des gouvernements d'alors lui font d'abord craindre que la technique serve une dangereuse emprise de l'Etat sur les sociétés. Ce n'est plus exactement le cas aujourd'hui.

Pourtant, je voudrais démontrer que la crise économique et financière actuelle se trouve au croisement des intuitions les plus fortes de Jacques Ellul, non seulement dans ces deux ouvrages mais dans la suite du développement de son travail :
on ne peut comprendre la crise financière et économique actuelle si on ne réfléchit pas à la spécificité de l'objet « argent », qui n'est pas pour Ellul un objet neutre mais une « puissance », on ne peut comprendre cette crise si on n'étudie pas comment l'argent se trouve pris dans la logique technicienne, dans un système devenu technicien et répondant à l'impératif de la recherche de l'efficacité par tous les moyens.

Les deux se rejoignent dans ce paradoxe : plus l'homme croit et veut contrôler le cours des choses, plus il est sous-contrôle des instruments – des techniques faisant système - qu'il a mis en place pour cela.

Enfin, les pistes proposées par Jacques Ellul rejoignent – et ont inspiré – des débats très actuels dans les milieux qui ne se contentent pas d'attendre que la crise passe d'elle-même. Pour Ellul, ces solutions doivent prendre le contre-pied de la volonté de contrôler : vers la non-puissance.

1 - L'argent comme puissance

Dans les années 1970, des penseurs comme Ivan Illich ou André Gorz ont mis fin à une illusion : la neutralité des techniques. Etudiant l'automobile ou le nucléaire, ils ont montré comment l'idée selon laquelle « on fait ce qu'on veut d'une technique » était d'une dangereuse naïveté, que les techniques impliquaient par elles-même des effets s'imposant aux communautés sociales. Par exemple, le nucléaire en raison de la massivité et de la centralisation de sa production est un obstacle à l'autonomie économique régionale, tandis que le solaire ou l'éolien lui est favorable ; l'automobile induit certains comportements des conducteurs mais aussi un certain type d'urbanisme, dont les villes américaines sont la caricature. Ils ont appelé  cela la « logique de l'outil ». Ils ont repris cette idée à Jacques Ellul qui en 1966 dans son « Exégèse  des nouveaux lieux commun » s'en prenait à l'idée que « la machine est un objet neutre ». Une idée que développe  fortement Ellul à propos de l'argent, en lui donnant une origine théologique : l'argent est un Mamon, une puissance. La description qu'en fait Jacques Ellul ne me semble pas inutile pour éclairer les comportements des traders ou des chefs d'entreprises tels que décrit par la presse aussi bien au moment de l'affaire Kerviel que lors des débats récents sur les bonus ou les stock options.

Le terme de Mamon se trouve en Matthieu 6,24 et Luc 16,13. Si le premier désigne spécifiquement l'argent, celui de « puissance », assez répandu dans le nouveau testament désigne aussi le pouvoir politique  ou le pouvoir économique, et de manière générale toutes les puissances de domination, les pouvoirs qui donnent le sentiment de dominer. Ce terme de Mamon – désignant sans doute au départ une divinité païenne –  nous fait comprendre que l'argent, les dominations, ont une certaine personnalisation qui bat en brèche l'idée que ce ne sont que des outils dont nous pourrions faire ce que nous voulons : « la puissance est ce qui agit par soi-même, qui est capable de mouvoir autre chose, qui a une autonomie (ou prétend l'avoir), qui suit sa propre loi, et se présente comme un sujet ». Cette puissance est spirituelle : elle oriente les hommes dans un sens spirituel, met en cause profondément le sens de leur vie.

Pour Ellul, l'argent et les puissances ne sont pas de petites puissances. Ce n'est pas la petite passion pour la pêche ou la pétanque. La puissance induit une relation d'amour, ce qui sous-entend un amour « parfaitement totalitaire » : « Il vient de tout l'homme, il engage tout l'homme et le lie sans distinction. L'amour atteint le fond, les racines de l'être, ne le laisse pas intact. Il conduit une certaine identité, une certaine assimilation entre celui qui aime et celui qu'il aime ».
Ellul souligne d'ailleurs que la racine hébraïque du mot argent vient d'un verbe qui signifie désirer, languir après quelque chose. Comme dans le cas de l'amour, celui qui aime l'argent n'en est jamais rassasié : « cette relation entre argent et désir montre bien que la passion de l'argent habite l'homme en même temps, quelle que soit la quantité d'argent acquise, l'homme n'est jamais rassasié, il languit toujours (...) Dans cette recherche hallucinée, haletante, ce n'est pas seulement la jouissance que l'homme cherche, mais l'éternité obscurément. Or à cette faim et à cet amour, l'argent n'apporte aucun apaisement et aucune réponse. L'homme se trompe de chemin. Il a pris de mauvais moyens ».Cela concerne toutes les formes que peut prendre l'argent. Dans la postface ajoutée en 1979, il souligne que l'argent peut prendre la forme de la marchandise, rejoignant les critiques de la consommation nées dans l'après 68. Il écrit au lendemain des élections de 1974, critiquant les discours du nouveau président Giscard d'Estaing qui a fait de la « liberté » son thème de campagne que la consommation est la « première aliénation fondamentale ». Ses écrits rejoignent ceux de Baudrillard sur la société de consommation comme économie du signe détachée de la réalité matérielle.

L'argent établit dans le monde une relation entre les hommes – mais on pourrait élargir à la nature – où tout s'achète et tout se vend, y compris l'homme, son âme, sa liberté. Cette idée pourrait s'illustrer par un des slogans qui illustre la résistance à cette réalité totale : « le monde n'est pas une marchandise ». Cette caractéristique de l'argent est pour Ellul ultimement illustrée par la trahison de Jésus par Judas comme triomphe de Satan : « il fallait que celui-ci mette en oeuvre toutes ses puissances, celle de la violence avec les soldats, celle de la Loi avec le grand-prêtre, celle de l'argent avec les trente deniers ». Pour Ellul « du fait que le fils de Dieu a ainsi été ramené à la marchandise, (...) toute subordination de l'homme par l'argent est intolérable » et cette subordination n'existe pas seulement dans les ventes d'esclaves mais pour Ellul dans la moindre relation de vente car s'y manifeste automatiquement une relation de concurrence destructrice, une situation de supériorité et de puissance d'une personne sur une autre.

Cette domination de l'argent dans les relations entre personnes entraîne une transformation de l'homme lui-même, lui faisant privilégier l'avoir sur l'être, « cet effet rend l'adhésion au capitalisme pratiquement impossible pour un chrétien » écrit-il. Dans ses ouvrages sur la technique il souligne comment l'homme devenant un « homo oeconomicus », il est réduit à la figure du producteur-consommateur, toutes les valeurs de l'homme sont ramenées à l'argent, les activités autres que celle de la participation à l'économie sont dévaluées.

L'humain au bout du compte se trouve pris au piège : l'argent était le moyen de vouloir tout maîtriser, et en cela de se faire l'égal de Dieu, de le défier, ou au moins de se dégager de son pouvoir en se faisant puissant et en ne dépendant plus de son bon vouloir pour vivre. Mais l'humain se trouvé maîtrisé par l'objet qu'il a utilisé pour acquérir cette maîtrise. En ayant donné son pouvoir à l'argent pour espérer se séparer de la tutelle de Dieu, il se trouve prisonnier finalement du Mamon de l'argent qui est le symbole des puissances du mal. C'est ce qu'Ellul appelle « la tentation » de l'argent. Ce dernier point sur la puissance nous amène à une deuxième dimension de l'oeuvre d'Ellul : la critique de la technique.

2 - L'argent dans le système technicien

Les points évoqués pourraient rester dans l'ordre du drame individuel. N'est-ce pas la technique qui entraîne la dérive totalitaire de l'argent, parce que sa logique s'impose au monde entier et à toutes les dimensions de la vie humaine ? Précisons ce qu'on entend par technique. Comme l'écrit avec humour Jean-Luc Porquet, « l'ennemi n'est pas le le tire-bouchon ». Le problème n'est pas tel ou tel objet technique – ce qui n'exclut pas une logique de l'objet – mais  la technique faite système.  N'est-elle pas encore plus dangereuse quand elle fait système avec l'argent ? N'est-ce pas la connection de l'argent comme puissance et de la technique comme système qui entraîne la catastrophe, par exemple dans la crise économique actuelle ?

Dans « la technique ou l'enjeu du siècle », Ellul montre longuement pourquoi la technique est le moteur de l'économie. Or ces dernières années, le moteur de l'économie a moins été l'invention de nouveaux objets techniques comme hier la voiture ou l'ordinateur – un chercheur soulignait qu'on n'avait pas inventé un nouvel antibiotique depuis 10 ans - que de nouvelles techniques liées à l'argent. Internet se développe d'abord parce qu'ont été développées des techniques de paiement en ligne. Le développement – avec au bout du compte la catastrophe que l'on sait – de l'immobilier aux Etats-unis est moins dû à de nouvelles techniques dans le bâtiment (qui permettraient par exemple des maisons moins chères ou plus écologiques) que parce se sont développées de nouvelles techniques dans la finance et le marketing qui ont permis de vendre des maisons à crédit à des personnes qui n'en avaient pas les moyens. En bourse, se sont développés des produits financiers de plus en plus complexes techniquement, mais aussi de moins en moins maîtrisables. De manière générale, le développement des techniques du marketing, de la finance, de la publicité sont au coeur d'une économie de la surconsommation, du remplacement rapide d'un objet par un autre. Nous avons ainsi d'un côté l'argent comme besoin impossible à satisfaire : demande insatiable d'argent de ceux qui vendent même à ceux qui n'en ont pas les moyens, prise de risques fous pour gagner le plus possible, impression de ne jamais être rassasié de ceux qui achètent, volonté aussi de gagner le plus possible même en faisant confiance à des martingales boursières absolument pas crédible. De l'autre on peut voir de nouvelles techniques financières–  vente par internet, prêts, techniques et produits de plus en plus sophistiqués sur les marchés financiers, etc. - relayées par les mass-médias techniques comme la télévision qui vantent à travers la technique publicitaire les crédits à la consommation, les nouveaux objets à posséder absolument, etc. Au coeur de la crise, se trouve la connexion entre les deux. Ces techniques ont été le moteur d'une nouvelle croissance, mais aussi d'une nouvelle catastrophe, d'autant plus grande qu'elle profitaient à la « puissance » argent.

Cela aurait pu être limité aux Etats-Unis si le système technicien n'avait pas deux autres caractéristiques. La première est résumée ainsi par Jean-Luc Porquet : « l'usine à poulet sera mondiale ou ne sera pas ». Dès « La technique ou l'enjeu du siècle » en 1954, Ellul pointe que les moyens techniques dans l'économie sont de plus en plus considérables et coûteux : des machines de plus en plus coûteuses qu'il faut remplacer de plus en plus souvent pour faire face à la concurrence, la recherche-développement qui est de plus en plus chère pour les mêmes raisons,   etc.   Nous avons découvert pendant cette crise combien l'économie réelle était effectivement dépendante de l'économie financière, semblant avoir besoin de sommes monétaires de plus en plus importantes, à telles points que les chiffres avancés par les médias nous dépassent. Ce besoin d'argent  – cette fragilité – entraîne un autre effet pointé par Ellul : une plus grande concentration des capitaux et des entreprises dorénavant au niveau mondial. La crise ne peut plus être localisée, elle est forcément mondiale, et chaque annonce de licenciement concerne dorénavant des sites dans le monde entier, et des capitaux qui sont rarement de la même nationalité que les travailleurs employés. Chaque annonce de licenciement ne rejoue-t-elle pas la scène de la trahison de Jésus par Judas : on sacrifie des milliers de personnes pour bien plus que trente deniers ?

La rapidité de cette crise tient aussi à un autre caractéristique de la technique : l'interconnexion de plus en plus grande des réseaux. Dans son « Exégèse  des nouveaux lieux commun » parue en 1966, où il s'en prenait à l'idée que « la machine un objet neutre », Ellul pointait déjà cette interconnexion. Si l'ouvrier peut sembler maîtriser sa machine, elle est lié à la production d'autres machines ; le choix de la machine tient d'abord à une concurrence, à une évolution de la technique que même le patron ne maîtrise pas ; la production de l'usine est liée à tout un réseau économique, toute une combinaison d'éléments de plus en plus nombreux dont plus personne n'est vraiment maître. Ce qui est valable pour la production réelle ne l'est-il pas encore plus pour l'économie financière où les bourses réagissent et sur-réagissent en temps réel, voire même sans intervention humaine avec des logiciels pré-programmés ? Qui aurait pu penser qu'un banal problème de remboursement de prêt immobilier au fin fond des Etats-Unis aurait pu entraîner une crise économique mondiale ?

Si dans les années 50, dans « La technique ou l'enjeu du siècle », Ellul pouvait s'inquiéter que la combinaison des statistiques et de la planification entraîne un trop grand contrôle de l'Etat sur l'économie, au contraire, dans le « bluff technologique », publié en 1988, il constate que la technique est devenu absolument incontrôlable : parce qu'elle s'est tellement ramifiée qu'elle n'est plus capable d'avoir une vue claire de la situation (la crise financière l'a encore montré), qu'elle est devenue trop complexe pour que qui que ce soit puisse la penser, parce que son niveau d'interconnexion la rend trop instable. Comme l'écrit Jean-Luc Porquet : « la technique rend notre avenir proprement impensable ». La connexion des réseaux techniques, cumulée avec les réflexes égoïstes et prédateurs de l'argent produit aujourd'hui une économie sans contrôle.

3 - Quelle réponse à cette économie folle ?

Dans une époque – les années 50 – dominée par les grandes idéologies, Ellul se met en marge : il refuse que la réponse à la domination de l'argent soit dans l'adoption d'un nouveau système, soit d'un libéralisme sans entrave, soit du communisme. D'abord parce que pour lui, sur la question de l'argent, les deux systèmes sont siamois : « le seul débat entre capitaliste et communiste est de savoir à qui cette richesse appartiendra », écrit-il. Pour autant, il défend fermement – même après avoir minutieusement étudié la place de l'argent dans la Bible – qu'il n'y a pas de système chrétien. Le chrétien ne peut pas soutenir un système existant au nom du christianisme, mais ne peut pas en proposer un autre qui aurait la prétention d'être « purement chrétien ». Il s'agit pour lui d'une question de compréhension de ce qu'est la Bible et le message biblique. Elle n'est qu'une part de la révélation globale, dont nous ne comprendrons le fin mot qu'à la fin des temps, elle n'a donc le mot de la fin sur aucune des réalités du monde. Surtout, quand on la lit, on n'y trouve pour Ellul ni une philosophie, ni une politique, ni une métaphysique, ni même une religion mais une relation avec Dieu, une parole qui interroge chacun sur ce qu'il fait, espère et redoute. Et c'est ce rôle qu'Ellul aimerait voir les chrétiens – et plus largement les humains ! - tenir face aux puissances de l'argent et du pouvoir.

Pour lui, un des épisodes centraux qui résume cette posture est celle, dans l'évangile de Marc (12,41), où « Jésus assis en face du temple regardait comment chacun mettait son offrande dans le tronc des offrandes ». Ellul, qui s'inquiète que la défense d'un système ne pousse les personnes à se défausser de leur propre responsabilité, invite donc à un engagement d'interpellation sur soi-même et vers les autres : « comment ? ». Il refuse à la fois l'attitude chrétienne qui consiste à être dans le monde en ne se posant aucune question sur son propre rapport à l'argent et celle qui consiste à se retirer du monde pour ne pas avoir à s'en soucier. Il invite à une action qui parte de l'individu car il constate que – si l'homme est de plus en plus formaté par l'économie – il reste néanmoins  comme « un espèce de petit trublion qui empêche que ça tourne ». Sans doute pour le pire – il est facile de tout mettre sur le dos d'un seul trader dans une banque – mais aussi pour le meilleur. Cette action est possible, car si l'argent est une « puissance », les puissances ont justement été mises à bas par la résurrection de Jésus : la mort a été vaincue, le prince du monde a été jeté hors du monde. Ces puissances, ces idoles n'ont comme force que celle que les humains leur donnent en ne prenant pas au sérieux, en ne manifestant pas assez le message de la résurrection.

Le combat qu'invite à engager Ellul est donc un combat spirituel, au sens croyant du terme, mais aussi au sens non-croyant : quel esprit pour ce monde ? Quel sens de la vie et de ce monde ? Qu'est-ce qui est important ? Vers quoi tendons-nous ?

Pour Ellul, l'esprit qu'il faut promouvoir, c'est celui qui favorise le fait de « refouler le primat de l'argent, donner à l'activité économique une place accessoire, freiner le progrès technique, placer au premier plan la vie personnelle. C'est à dire très exactement détruire le capitalisme ». En 1974 dans Réforme, il se fait plus précis : « la liberté suppose un retournement de la conception de la vie. Commençons par mépriser la consommation, à ne pas désirer la croissance. La liberté s'attestera si nous renversons la tendance fatale de la société moderne, croissance de la productivité, croissance de la production. » Par exemple, « un gouvernement sérieux devrait annoncer un programme de décroissance rapide » dans le domaine de l'automobile : « la suppression des autoroutes et l'arrêt de la construction de nouvelles routes ».

S'inspirant directement du texte biblique, il donne des pistes quotidiennes qui ne manquent pas d'étonner le lecteur actuel mais sont effectivement d'efficaces interpellations sur notre rapport à l'argent. C'est en Dieu qu'il faut faire confiance pour sa vie et son avenir, et non en l'argent. Il lui semble important de se détacher du souci de l'argent, et refuser l'épargne quand elle manifeste cette volonté de préempter l'avenir ou qu'elle est un moyen d'obtenir – via les intérêts – de l'argent d'autrui. Il faut réserver l'épargne aux cas où ils permettent de financer un projet précis. On pourrait à ce titre donner l'exemple aujourd'hui des comptes épargne de la NEF ou de la coopérative financière oecuménique Oïkocredit qui financent des projets d'économie écologique ou solidaire dans le Nord et des micro-projets dans le sud, et dont les intérêts peuvent être laissés par l'épargnant pour financer ces projets.

Ellul reconnaît qu'à la différence des oiseaux du ciel ou des lys des champs, il est difficile de ne pas nous faire de soucis avec les questions d'argent. Mais comment gagner son argent ? Il propose une opposition assez radicale. Soit nous disons que notre argent est un don de Dieu même si nous le recevons suite à un travail. Mais dans ce cas « nous devons être chatouilleux sur les moyens que nous employons pour avoir cet argent : il convient  en effet que ces moyens ne déshonorent pas Dieu ». Soit nous disons que cet argent vient d'ailleurs, et dans ce cas-là, il n'y a pas de compromis qui tienne : il vient de Satan....

Jacques Ellul défend la communauté de travail, « c'est-à-dire l'idée qu'une entreprise est un corps vivant et non pas simplement un amalgame entre un capital et du travail ». On pourrait pour aujourd'hui donner l'exemple des Scop, sociétés ouvrières de production, et de l'ensemble du secteur de l'économie sociale et solidaire, qui donne une place aux salariés comme aux usagers dans la gestion de l'entreprise.

Il met en avant le don comme une attitude spirituellement radicale. Pour lui, « il y a exactement opposition de signe entre le monde de l'argent (où tout se paie, où le comportement normal est la vente avec tout ce que cela comporte) et le monde de Dieu où tout est gratuit, où le comportement normal est la gratuité ». Pour lui « Jésus nous demande de pénétrer dans le monde de la vente pour y faire pénétrer, par notre fidélité au seul Maître Dieu, la grâce ». Selon lui, en faisant ainsi pénétrer la logique du don et de la gratuité de la façon la plus radicale possible, nous avons une action de profanation de la puissance Mamon, qui est détruit par la grâce et cesse d'être une puissance redoutable. On pourrait s'interroger sur certaines dimensions anthropologiques de cette approche : un don entièrement gratuit qui n'admet pas de paiement ou de contre-don ne produit-il pas une violence ? A contrario, la violence des réactions des grandes firmes aux initiatives de gratuité ou  non-commerciales – des logiciels libres aux cinémas non-commerciaux – , aux luttes pour le refus de l'appropriation du vivant – du refus des OGM à la lutte pour des semences paysannes – n'est-elle pas le signe qu'elles sont effectivement de très fortes remise en cause de la puissance du couple infernal argent-technique ?

Des débats récurents ont lieu dans les milieux militants pour savoir ce qui est l'ennemi principal, le moteur premier du système capitalisme, de la technique, de la consommation ou de la logique de profit. La lecture de Jacques Ellul, réintroduisant la thématique des « puissances » offre  un dépassement de ces débats, montrant également que c'est la connection de ces différentes logiques qui transforme l'homme en marchandise.

* Texte de la conférence Actualité du livre « l'homme et l'argent » de Jacques Ellul
du 4 avril 2009 à Lorient (à l'invitation de l'Entraide protestante de l'Eglise réformée).

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