L'essentiel de l’oeuvre de Jacques Ellul porte non pas sur "la technique" en tant que telle mais sur la part qu’elle occupe dans les consciences du monde contemporain. Un monde où, finalement, à l’heure de la mondialisation, toutes les sociétés tendent à ne plus en former qu’une seule, qu’Ellul appelle la "société technicienne" [i].
Durant les six décennies au cours desquelles il élabore sa réflexion (1934-1994) et qui voient les paysages et les modes de vie toujours plus façonnés par les machines, il développe l’idée que "la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps est de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace". [ii]
Ellul confère au mot "technique" un sens beaucoup plus étendu que celui – usuel - du machinisme. Certes, la technique inclut pour lui l'ensemble de tous les moyens matériels soumis à l'impératif de l'efficacité, à commencer par les infrastructures économiques (et en cela il fait directement siennes les analyses de Karl Marx). Mais la technique est bien plus que cela ! Dans la mesure en effet où ces moyens ont continué de se développer sans freins (les révolutions ne constituant que de légers soubresauts de l'histoire), la technique s'est retrouvée intégrée dans les esprits au point qu'elle est devenue une référence pour tous : une manière "normale" de concevoir le monde, les objets qui nous environnent étant tous plus ou moins assimilés à des marchandises.
Ellul, peut-on dire, poursuit donc les analyses de Marx. Mais c'est précisément ce en quoi il va susciter l'incompréhension générale de la part de tous ceux - majoritaires - vont continuer à se référer à ces analyses pour les appliquer à leur propre présent, au lieu justement de les réactualiser. Ellul affirme que les analyses de Marx sont certainement les plus fines et les plus lucides qui soient par rapport à son époque mais que, compte tenu précisément du fait que les infrastructures ont de plus en plus façonné le monde après sa mort, elles sont pour ainsi dire "dépassées" car "passées dans les moeurs".
Pire que cela: la technique constitue une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde, dont le "mythe du progrès" ne constitue que la partie la plus visible. Pour reprendre ses propres termes, « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. » [iii]
Ellul développe son analyse plus spécialement dans trois livres :
- La technique ou l'enjeu du siècle (1954),
- Le système technicien (1977),
- Le bluff technologique (1988),
… mais cette réflexion sur la technique ponctue pour ainsi dire toute son œuvre.
Voyons à présent comment elle prend forme chez lui au fil du temps.
UNE VISION PRÉCOCE
Dès 1935, alors qu’il n’a que 23 ans, Ellul écrit :
« La technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle, la politique est impuissante : l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces irréelles bien que matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles ». [iv]
Selon lui, la technique façonne la civilisation occidentale plus que tout autre facteur, plus que partout ailleurs dans le monde et dans des proportions bien supérieures à ce que l’on pourrait supposer au prime abord. Et c’est parce que cette civilisation se caractérise par une propension au gigantisme, à la massification et à la concentration des moyens, que la technique englobe toutes les activités humaines :
« Le moyen de réalisation de la concentration est la technique, non pas procédé industriel, mais procédé général. Technique intellectuelle : fixation d’une intelligence officielle par des principes immuables (Facultés, fichiers, musées). Technique économique : érection d’une technique financière devenue tyrannique par la fatalité économique (développement de l’économie par elle-même, science autonome, en dehors de la volonté humaine). Technique politique : un des premiers domaines atteints par la technique (diplomatie, vieilles règles du parlementarisme, etc…). Technique juridique, par les codifications néfastes. Technique mécanique, par un développement intense de la machine, hors de considération des besoins effectifs de l’homme, seulement parce que, au début, a été posé le principe de l’excellence de la machine. » [v]
En ces années 1930, Ellul considère que Marx a été l’homme le plus lucide sur son temps. Il retient en particulier chez lui l’idée que les infrastructures (moyens et rapports de production) déterminent les superstructures (institutions, lois, religion, art, philosophie, morale…) et non l’inverse.
Et se posant la question : "Si Marx vivait aujourd'hui, quel serait pour lui l'élément fondamental de la société ?", il estime que, de nos jours, ce n'est plus l'économie qu’il considèrerait comme le facteur surdéterminant mais la technique. Il se met alors à étudier le phénomène technicien en employant « une méthode proche de celle que Marx avait employée un siècle plus tôt pour étudier le capitalisme". [vi]
... texte en cours de rédaction
[i] The Societal Society est le titre de la traduction anglaise de « La technique ou l’Enjeu du siècle ». La formulation anglaise nous semble plus conforme au propos d’Ellul que la formulation française. Elle résiste surtout mieux au temps.
[ii] La technique ou l’Enjeu du siècle , pp. 18-19.
[iii] Les nouveaux possédés, pp. XXX
[iv] Directives pour un manifeste personnaliste (thèse 21) Texte rédigé avec Bernard Charbonneau. Publié dans les Cahiers Jacques-Ellul n°1 (les années personnalistes), p. 68
[v] Directives pour un manifeste personnaliste (thèse 17) Ibid. p. 67
[vi] A Temps et à contretemps, p. 155.
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